Les écritures ordinaires de la recherche.
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22/10/2013 Muriel LEFEBVRE
Comment les chercheurs envisagent-ils la conservation de leurs documents de recherche – particulièrement leurs écritures ordinaires – qui, on l’admet aujourd’hui, figurent parmi les éléments essentiels des archives scientifiques personnelles ?
Ces écritures sont composées par tous les matériaux et informations accumulés par les chercheurs, et sur la base desquels se construit quotidiennement leur travail : littérature dite « grise » car non labellisée par une publication académique (rapports, mémoires, documentation techniques…), documents textuels « informels » (carnets, notes, brouillons, correspondances, cahiers de laboratoires), corpus visuels, sonores ou multimédias (campagnes photographiques, campagnes d’enquêtes, enregistrements audio ou vidéo), données électroniques (bases de données, fichiers informatiques)…
Elles constituent un objet encore peu interrogé, lorsqu’il n’est pas carrément dévalorisé. Il faut reconnaître qu’il est est difficile à saisir car les principaux intéressés le perçoivent rarement comme digne d’être questionné et, a fortiori, conservé. Bien souvent, ces documents finissent dans des bennes ou restent à leur domicile, enfouis dans un placard ou relégués à la cave. La conservation des archives dites « personnelles » des chercheurs est donc aléatoire. De fait, elle dépend pour une large part du bon vouloir de chacun.
Or les écritures ordinaires de la recherche sont partie intégrante du patrimoine scientifique. Leur conservation, leur étude et leur monstration permet de prolonger le questionnement sur le patrimoine scientifique à partir des traces matérielles produites quotidiennement dans les activités de recherche. Ces traces représentent une fenêtre irremplaçable sur la science en train de se construire : elles rendent visible et intelligible le processus habituellement dissimulé de production de la science, ce qui constitue un enjeu scientifique et pédagogique fondamental.
ECRITO, qu’es aquò ?
CC Flickr Patricia m
L’objectif du projet ECRITO était de contribuer à questionner, préserver et valoriser les documents scientifiques produits quotidiennement par les chercheurs de Midi-Pyrénées, en amont des publications formelles, autrement dit des articles, communications ou ouvrages qui constituent la partie la plus légitime et la plus visible de la recherche. De fait, il s’est directement inscrit dans des préoccupations institutionnelles tant régionales que nationales et a été notamment financé par la Région Midi-Pyrénées. On constate depuis le début des années quatre-vingt une préoccupation patrimoniale timide mais croissante pour l’immatériel ainsi qu’en témoigne le développement de la Mission nationale PATSTEC ou encore le projet toulousain PATOUS.
Cette dynamique participe d’un mouvement général qui, dans de nombreux pays, pousse différents mondes sociaux, et en particulier le monde universitaire, à investir le champ culturel. Elle contribue également à la difficile construction d’une prise de conscience individuelle et collective en faveur de la conservation d’une mémoire des pratiques scientifiques, à la fois pour mettre en visibilité les objets, les méthodes, les valeurs du monde scientifique et pour développer un regard critique, réflexif et pour tout dire « autre », sur son évolution.
CC Flickr Alexandre Dulaunoy
Mis en oeuvre en 2011-2012, ECRITO également connu sous le titre de son rapport final – Les documents scientifiques informels, un patrimoine peu exploré, témoin de la construction des savoirs- a impliqué de très nombreux partenaires dont une quinzaine de chercheurs et d’archivistes, provenant de multiples services, institutions et laboratoires toulousains (LERASS, LISST, Dynamiques Rurales, URFIST, Maison des Sciences de l’Homme de Toulouse, DCST-PRES et la SSCI Websourd).
Une triple approche
Une approche patrimoniale : l’équipe a repéré de manière précise les initiatives régionales en matière d’archivage et de conservation de ce patrimoine, tout en entrant dans une démarche de concertation avec les acteurs concernés par les archives des chercheurs, y compris les chercheurs eux-mêmes.
CC Flickr Patrick Gaudin
Une approche anthropologique et sociologique : dans l’optique d’une anthropologie de la recherche, elle a tenté d’appréhender les modalités d’élaboration des savoirs, notamment au travers de l’observation des pratiques ordinaires d’écriture et des traces matérielles ou immatérielles produites quotidiennement. Pour ce faire, six laboratoires de la région Midi-Pyrénées, aussi bien en sciences expérimentales qu’en sciences humaines et sociales, ont fait l’objet d’aune analyse détaillée, à partir d’entretiens et d’observations filmées : l’IMFT (mécanique des fluides), l’IRIT (informatique), le Laboratoire de Neurosciences, le Laboratoire d’écologie, TRACES (archéologie) et Dynamiques Rurales (géographie, sociologie, économie).
De la même manière qu’ils ne peuvent pas tout conserver dans leurs espaces domestiques, les chercheurs ne peuvent pas non plus tout conserver dans leurs laboratoires, en particulier pour des raisons d’espace. Pourquoi les chercheurs choisissent-ils alors certains documents plutôt que d’autres ? Comment s’élabore la sélection ? Connaissent-ils leurs obligations légales ? À quels moments ? Sur quels critères ? Pour quels usages ? Avec quelles conséquences ? En n’étant pas perçues comme une contrainte institutionnelle, apparaissent des pratiques aussi variées que l’archivage à domicile des documents administratifs. Du fait de l’extrême variété des écologies de conservation, il est difficile d’envisager une typologie des chercheurs dans leurs pratiques de conservation. Celles-ci ne sont ni disciplinaires, ni directement liées aux objets de recherche : elles sont fortement marquées par les personnalités et les histoires de chacun.
Par ailleurs le choix a été fait d’analyser les écritures dans leurs contextes de production/utilisation/conservation et de prendre en compte leur matérialité. L’appréhension de l’écriture dans sa matérialité, à partir de la relation de conservation ou d’oubli que les chercheurs tissent avec ces traces de leurs activités quotidiennes, a permis de mieux comprendre les enjeux épistémiques, symboliques, identitaires, professionnels ou encore communautaires de la recherche. Les chercheurs entretiennent en effet une relation souvent ambivalente à ces traces documentées, entre désir de conservation, besoin d’oubli et gestion de tri. Leur analyse a finalement révélé comment les chercheurs se perçoivent en tant que tels, mais également en tant qu’acteurs de la société.
Une approche en termes de médiation : le partenariat avec Websourd a notamment permis une réflexion sur les enjeux de l’accessibilité de ce patrimoine dans l’espace public – et donc bien au-delà des communautés scientifiques. La nécessaire mise en visibilité, pour ne pas dire « monstration », de ces documents ordinaires passe essentiellement par une mise en contexte de leurs usages par les chercheurs.
Plusieurs initiatives visant à développer des dispositifs originaux de médiation patrimoniale ont donc été développées :
Interventions et animations publiques dans le cadre des Colporteurs des savoirs, organisés par le festival de culture scientifique et technique La Novela 2012 créé par la Ville de Toulouse ;
Création d’un blog de recherche sur Hypothèses.org ;
Réalisation du film de recherche De traces en traces, réalisé par Jean-Pascal Fontorbes et Anne-Marie-Granié (Dynamiques Rurales) susceptible de faire l’objet de projections/débats publiques et accessible sur le blog du projet ;
Organisation d’une Journée d’étude en juin 2012 avec des contributeurs ayant participé au projet et d’intervenants extérieurs. Communications et débats ont été filmés, ce qui a nécessité la participation d’interprètes en langue des signes permettant de rendre ce dispositif accessible aux sourds et aux malentendants.
En fin de compte, par-delà les résultats obtenus, le projet ECRITO a mis en lumière la dimension la plus banale de l’activité des chercheurs. Cette démarche est d’autant plus nécessaire qu’elle va à l’encontre d’un archétype en vogue dans notre société : une science parfaite et quelque-peu idéalisée dans sa manière de produire de la connaissance. Il n’est alors pas anodin de présenter le travail du chercheur dans ses hésitations, ses errements, ses voies sans issues, ses reculs et ses avancées, bref dans les soubresauts qui jalonnent les chemins tumultueux et mal éclairés du travail scientifique.
CC Flickr Matt Brown
Déconstruire l’activité scientifique, la démystifier, développer les liens entre les publics et un monde finalement méconnu – mais dont les retombées de l’activité sont omniprésentes dans la vie quotidienne de chacun – sont des préoccupations qui s’inscrivent dans une réflexion plus générale sur la place de la science dans nos sociétés. Et si elles contribuaient, par la bande, à susciter des vocations ?
Bibliographie indicative
Fontorbes J.-P., Granié A.-M., 2012, De traces en traces, film de recherche.
Lefebvre M., dir., 2013, « L’infra-ordinaire de la recherche : archives, mémoires et patrimoine scientifique », Sciences de la Société, n°89, à paraître.
Lefebvre, M., dir., 2013, Les documents scientifiques informels : un patrimoine peu exploré, témoin de la construction des savoirs, Rapport de recherche pour la Région Midi-Pyrénées.