À Lausanne, le chêne de Napoléon dévoile les secrets de son ADN

Une équipe lausannoise a pour la première fois séquencé l’ADN d’un chêne, celui du « chêne de Napoléon », qui pousse sur le campus de Dorigny. Surprise, son ADN est resté étonnamment stable durant ses 239 ans de vie. De quoi questionner les biologistes
dimanche 7 janvier 2018
par  Marie-José Turquin
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Une équipe lausannoise a pour la première fois séquencé l’ADN d’un chêne, celui du « chêne de Napoléon », qui pousse sur le campus de Dorigny. Surprise, son ADN est resté étonnamment stable durant ses 239 ans de vie. De quoi questionner les biologistes
C’est un vieux monsieur, devant lequel on peut passer sans lui prêter la moindre attention. Un arbre qui détient les clés d’un mystère qui plane sur la botanique depuis des décennies. Du haut de ses 30 mètres, 239 ans d’histoire nous contemplent, aurait pu dire Napoléon Bonaparte… d’après lequel a justement été baptisé ce chêne majestueux.

Le « chêne de Napoléon », planté sur le campus de l’Université de Lausanne (Unil), en a vu d’autres. A commencer par Napoléon Bonaparte donc, de passage à Saint-Sulpice pour une revue de ses troupes en 1800. Légende ou pas ? Seul ce vénérable sylvestre le sait.

Malgré tous les changements dont fut témoin cet arbre, il est une chose qui est demeurée chez lui étonnamment stable : son génome. Telle est du moins la conclusion d’une très belle étude pluridisciplinaire tout juste parue dans la revue Nature Plants, étude qui pourrait amener les botanistes à revoir la manière dont ces honorables végétaux traversent les siècles.

« Side project »

Tout commença en 2012 autour de plateaux-repas d’une cafétéria de l’Université de Lausanne. « Comme la plupart de mes collègues, je passais régulièrement devant ce chêne en allant déjeuner. Un jour, à table, nous nous sommes rendu compte que nous avions déjà tous eu la même idée : celle de séquencer son génome », raconte Philippe Reymond, coordinateur de l’étude et professeur en biologie végétale à l’Unil.

Peu de temps après, huit professeurs issus d’horizons différents – génétique, botanique, biologie, bioinformatique… – vinrent taper à la porte du recteur d’alors, Dominique Arlettaz, pour présenter leur projet. Ce dernier accepta, à une condition : en faire un projet de sciences citoyennes, ouvert sur le monde. Pari tenu : les chercheurs contactent le laboratoire public de l’Unil, L’Eprouvette, qui prend sous son aile cet aspect via un site web, Napoleome.ch. Des ateliers et rencontres sont notamment organisés pour discuter des enjeux de la génétique avec le public, et un plan du chêne en 3D est même disponible.

Pour Philippe Reymond, cela ne devait être qu’un « side project », un projet annexe éloigné de ses habituelles préoccupations, qui tournent autour des relations entre plantes et insectes. Il n’empêche que cet innocent projet plaisir dissimulait de la « vraie science ». Personne ne connaissait à l’époque le génome du chêne, pour commencer. Le décrypter constituait donc déjà une première. Mais surtout, c’est en travaillant sur ce sujet que cette équipe a mis le doigt sur l’inattendu, comme cela arrive souvent dans les découvertes scientifiques les plus importantes.

Dans la nature, tous les organismes vivants doivent composer avec les mutations qui altèrent leur séquence génétique. Celles-ci surviennent spontanément lors de chaque division cellulaire à cause d’erreurs dans le système de copie de l’ADN, ou bien sous l’action d’agents mutagènes tels que les rayonnements ultraviolets en provenance du Soleil. Certaines de ces mutations n’ont aucun effet, tandis que d’autres peuvent provoquer de graves maladies. Heureusement, animaux et végétaux s’y sont adaptés, quoique de manière différente.

Germinal contre somatique

Les scientifiques distinguent deux grandes catégories de cellules : celles qui sont dites germinales et celles dites somatiques. Les premières désignent l’ensemble des cellules reproductrices, autrement dit celles qui vont donner des gamètes (spermatozoïdes, pollen…). En cas de mutation, le génome modifié est donc transmis à la descendance. Les cellules somatiques désignent toutes les autres cellules de l’organisme. Chez celles-ci, une mutation affecte l’organe ou l’individu, mais pas la descendance.

Au cours de l’évolution, les animaux se sont adaptés aux mutations en réduisant la probabilité de tels événements dans leurs cellules germinales. Celles-ci sont généralement protégées des agents mutagènes externes en étant enfouies dans l’organisme. En outre, elles se divisent peu, par rapport aux cellules somatiques. Elles subiraient environ moitié moins de mutations, comme vient de le démontrer une équipe de l’Albert Einstein College of Medicine à New York dans la revue Nature Communications.

Patchwork de génomes

Les choses diffèrent chez les plantes. Les cellules germinales sont situées dans les méristèmes, zones qui se divisent en permanence pour assurer la croissance de la branche. En cas de mutations à répétition (une hypothèse raisonnable, les arbres ne pouvant éviter les rayons UV), les modifications génétiques devraient donc vraisemblablement être transmises aux nouvelles cellules de l’arbre. S’appuyant sur ce raisonnement, les botanistes ont donc depuis longtemps estimé que les arbres à grande longévité tels que les chênes devaient accumuler des mutations au fil du temps. En admettant cette hypothèse, alors le génome du chêne, au lieu d’être uniforme, devrait plutôt ressembler à un patchwork de génomes différents, au gré des mutations. Autrement dit, l’ADN des feuilles de branches très distantes les unes des autres devrait être très différent.

« Dix-sept variations génétiques sur un tel arbre ? C’est peu. »

Afin de tester l’hypothèse, Philippe Reymond et son équipe ont donc prélevé des échantillons de feuilles à l’extrémité de 26 branches du chêne de Napoléon. Un plan en 3D de l’arbre, avec les emplacements de chaque prélèvement, a d’ailleurs été conçu. Quarante mètres, soit deux cents ans, séparent les extrêmes. Pour les plus hautes, il a fallu recourir à des professionnels équipés de matériel d’alpinisme, raconte le biologiste. Une fois ces derniers redescendus de l’arbre, le travail de séquençage a commencé.
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Un grand puzzle à rassembler

Philippe Reymond a ensuite fait appel à l’Institut suisse de bioinformatique (SIB) et à la société genevoise Fasteris, des spécialistes en la matière. Aux racines du protocole, si l’on peut dire, une simple idée : comparer l’ADN de deux échantillons distants (en bas et en haut de l’arbre) afin d’y trouver, peut-être, des différences correspondant à des mutations. L’opération n’a rien d’une sinécure. Le chêne a beau avoir un génome de « seulement » 750 millions de nucléotides (environ quatre fois moins que l’humain), y retrouver des mutations revient à chercher une aiguille dans une botte de foin.

« La difficulté ne reposait pas tant sur le séquençage à proprement parler que sur l’assemblage des multitudes de fragments d’ADN obtenus », intervient Ioannis Xenarios, directeur du centre de compétences Vital-IT au SIB et un des coauteurs de l’étude. Le séquençage a abouti non pas à une longue succession de nucléotides A, T, C et G, mais à d’innombrables morceaux d’ADN, « comme des pièces d’un grand puzzle qu’il fallait rassembler », indique Ioannis Xenarios. « C’est comme si vous déchiquetiez cent dictionnaires et que vous essayiez ensuite de tout remettre dans l’ordre », glisse Philippe Reymond. Ce travail de titan a été confié à des logiciels spécialisés qui parviennent à remettre de l’ordre dans ce bazar par chevauchement des séquences communes.

Surprise : seulement 17 variations

L’opération a duré un an. Une fois les séquences des deux échantillons obtenues et comparées, les biologistes ont pu identifier 17 variations génétiques portant sur un seul nucléotide. En analysant les 24 autres échantillons, ils ont de plus remarqué que ces variations se répartissent par secteurs dans l’arbre, en suivant la croissance des branches.

« Ces résultats expliquent pourquoi les arbres ne vieillissent pas et continuent à pousser continuellement »

— Cris Kuhlemeier, université de Berne

Dix-sept ? C’est peu. Cela contredit même le consensus établi à ce sujet. « Le résultat est surprenant, bien plus bas que ce à quoi tout le monde s’attendait », analyse Cris Kuhlemeier, de l’Institut de biologie végétale de l’Université de Berne. En se basant sur le taux de mutation habituellement constaté chez les plantes du genre Arabidopsis, modèle très répandu en biologie végétale, les scientifiques s’attendaient à en trouver de dix à cent fois plus ! La découverte inattendue venait d’arriver.
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« Les arbres ont une réactivité très lente et pourraient avoir du mal à s’adapter aux changements climatiques » — DR

La faire accepter n’a toutefois pas été une partie de plaisir. Les reviewers, spécialistes chargés de la validation des articles scientifiques, ne voyaient qu’une seule explication à ces surprenants résultats : s’il y a si peu de mutations, c’est forcément que l’équipe en a raté la majorité. Article refusé, retour à la case départ.

« Nous avons donc informatiquement introduit 1000 erreurs dans la séquence, et nous avons, par nos méthodes, tenté de les retrouver. Nous y sommes parvenus avec un taux de réussite de 80 à 90% », relate Philippe Reymond. « Nos outils sont loin d’être parfaits, si bien que nous en avons certainement laissé passer quelques-unes, reconnaît toutefois Ioannis Xenarios. Mais même en admettant en avoir laissé filer la moitié, on reste bien loin du nombre de mutations attendues » (au minimum 180, ndlr). Après plusieurs tentatives, l’article est enfin accepté.

De Lausanne à Berne

Reste à expliquer comment le chêne de Napoléon parvient à stabiliser son génome de manière aussi spectaculaire. Protège-t-il la molécule d’ADN par des mécanismes biochimiques ? Dispose-t-il d’outils moléculaires capables de réparer les mutations ? Ou bien s’agit-il encore d’autre chose ?

Par un heureux hasard, la réponse pourrait provenir des travaux d’une autre équipe suisse. Cris Kuhlemeier a publié un peu plus tôt en 2016 une étude sur Arabidopsis et la tomate montrant que certaines cellules situées à l’extrémité des bourgeons ne se divisent que rarement, et que ce sont des cellules situées en dessous qui sont responsables de la croissance. Les cellules germinales à l’extrémité seraient donc protégées contre les mutations. Cette « astuce » suffirait-elle à limiter les mutations ? La question reste en suspens, mais l’étude lausannoise tendrait à confirmer les recherches bernoises, et inversement.

« L’étude soulève un des aspects les plus intrigants du monde végétal »

« Ces résultats expliquent pourquoi les arbres ne vieillissent pas et continuent à pousser continuellement », résume le chercheur bernois. Mais ils soulèvent aussi de nombreuses questions. « Ils risquent de susciter quelques discussions », prédit Philippe Reymond.

« L’étude soulève un des aspects les plus intrigants du monde végétal », note Eric Maréchal, du laboratoire Physiologie cellulaire & végétale de l’Université de Grenoble. Qui entrevoit dans ce succès évolutif des arbres une faiblesse face au changement climatique en cours. « Les arbres sont des espèces qui privilégient l’individu, dont certains sont capables de traverser les siècles. Ils ont donc une réactivité très lente et pourraient avoir du mal à s’adapter aux changements brutaux liés au réchauffement climatique. »

« Comment un arbre vivant longtemps, en demeurant aussi stable, peut-il s’adapter aux pathogènes et herbivores qui, eux, produisent plusieurs générations d’individus chaque année ? » s’interroge de son côté Cris Kuhlemeier. Les questions ne font que commencer. Et pendant ce temps, le chêne de Napoléon traverse les âges, tranquillement.