En direct des espèces : quelles sont les grenouilles présentées dans l’assiette ?

Systématique et contrôle alimentaire
lundi 6 novembre 2017
par  Marie-José Turquin
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Auteurs

Annemarie Ohler
Professeur spécialiste de la systématique des amphibiens, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

NICOLAS COLIN Violaine
Maitre de conférence en systématique et phylogéographie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

Identifier le vivant est l’une des occupations majeures de l’être humain et peut-être peut-on le considérer comme une caractéristique du vivant : reconnaître son semblable, fuir devant ce qu’on sait être son ennemi, savoir ce que l’on peut manger. Illustration avec les grenouilles que l’on aime à déguster en France.

À la Renaissance, une nouvelle science, la Systématique, émerge pour mieux identifier les espèces vivantes. Des jardins botaniques et des Muséums sont créés. Pour prendre en compte la diversité biologique, il fallait notamment proposer des classifications, afin de rendre les identifications plus faciles, en regroupant les espèces d’organismes connus dans des catégories hiérarchisées (espèce, genre, famille, ordre, etc.) Plus tard, bien sûr, on s’est aperçu que cet ordonnancement du vivant en catégories résultait et renseignait sur l’évolution biologique et la diversification des espèces.

Jusqu’au début des années 2000, classification et identification étaient restées majoritairement basées sur des caractères directement observables sur les organismes avec leur morphologie et leur anatomie. Dans certains groupes comme les oiseaux, les insectes ou les grenouilles, on utilisait aussi les chants pour distinguer et reconnaître les espèces ou encore le nombre et la forme des chromosomes. Un profond changement est advenu récemment avec la biologie moléculaire et les avancées technologiques qui ont permis le déchiffrage et un accès facile aux séquences d’ADN.

« Barcoding » moléculaire

La structure et le fonctionnement de l’ADN (acide désoxyribonucléique) ont été découverts dans la deuxième moitié du XXe siècle. Ce code génétique se modifie au cours de l’évolution et met en lumière des variations entre les espèces, mais aussi entre les individus. Paul Hebert et ses collaborateurs ont proposé en 2003 d’utiliser une courte séquence comme référence permettant comparaison et identification des espèces. On pouvait désormais créer des banques de données (BOL ; Barcoding of Life) ou Genbank par exemple) qui regroupent les séquences de toutes les espèces ; ces séquences sont liées à des spécimens de collection et devaient permettre de rapporter tout nouvel échantillon à une espèce et des spécimens déjà connus. Aujourd’hui, en quelques secondes, on peut savoir si des séquences nouvellement obtenues sont identiques à une espèce connue par son ADN ou indiquent potentiellement que l’on a affaire à une espèce encore inconnue.

Cette méthode a fait progresser la Systématique, la science de la classification de la diversité biologique : elle a permis de décrire de nombreuses espèces nouvelles pour la science qui d’un point de vue morphologique se ressemblaient trop pour être distinguées avec les méthodes traditionnelles. Mais cette méthode permet d’aller encore plus loin : identifier des échantillons incomplets. Comme les investigateurs de la police scientifique, les chercheurs peuvent attribuer une petite partie d’un organisme à une espèce déjà connue. C’est très utile dans de nombreuses circonstances, en particulier pour savoir ce qui est incorporé dans un plat ou un aliment. C’est de la Systématique appliquée à la gastronomie ou plus précisément au contrôle de la qualité alimentaire !
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Arbre phylogénétique des espèces indonésiennes de Fejervarya et Limnonectes. Les échantillons venant des cuisses des grenouilles sont indiqués par les codes h01 à h18. L’encadrement rouge regroupe les spécimens identifiés comme Limnonectes macrodon, l’encadrement vert ceux identifiés comme Fejervarya cancrivora et l’encadrement bleu ceux identifiés Fejervarya moodiei. MNHM, CC BY
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Quelles grenouilles dans nos assiettes ?

La consommation des cuisses de grenouilles est une tradition culinaire qui menace la survie de certaines espèces, surtout de grande taille. La France qui protège ses grenouilles doit donc en importer 5 000 tonnes d’Indonésie tous les ans, ce qui correspond à environ 100 millions de grenouilles, d’après des estimations datant de 2006. Tous ces animaux sont prélevés dans la nature, sans aucune étude permettant d’évaluer l’effet de ces prélèvements sur les populations indonésiennes. Mais quelles sont donc les grenouilles qui sont vendues en France ?

Les cuisses de grenouilles sont vendues dépecées et surgelées ; la peau et la tête manquent, ce qui ne permet plus l’identification morphologique. Mais les tissus surgelés peuvent être analysés et leurs séquences d’ADN « barcodes » peuvent être comparées à celles des banques de données. L’étiquetage avec un nom scientifique n’est pas obligatoire pour une denrée alimentaire, mais il est indiqué sur les paquets !

Le résultat est éloquent : dans 99 % des cas, le consommateur ne mange pas l’espèce qui est indiquée sur le paquet, c’est à dire Rana macrodon. Pour le consommateur, une grenouille est une grenouille, mais pour les systématiciens, Rana macrodon est aussi distante au plan évolutif de Fejervarya cancrivora – l’espèce qui est vraiment dans le paquet – qu’une vache l’est d’un mouton. En outre, sur les marchés indonésiens, Rana macrodon, que les scientifiques appellent Limnonectes macrodon, est vendu jusqu’au double du prix de Fejervarya cancrivora car sa viande aurait meilleur goût ! Oserait-on duper les Français, fins gourmets et amateurs de grenouille ?

L’étude génétique aurait pu aussi confirmer l’origine géographique des grenouilles et peut-être même permettre de découvrir des espèces nouvelles ! Mais rassurez-vous, on ne mange pas d’espèce inconnue pour la science (du moins dans cet échantillon). Chez beaucoup d’espèces, il est possible de déterminer d’où proviennent les spécimens à partir de leurs séquences d’ADN. Hélas, bien que de nombreuses séquences soient disponibles dans les banques de données pour Fejervarya cancrivora, nous avons obtenu de nombreuses séquences nouvelles, ce qui ne nous a pas permis de confirmer l’origine géographique de nombreux échantillons. Ces résultats mettent en évidence le manque de connaissances sur la diversité génétique réelle de cette espèce.
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Limnonectes macrodon, grande espèce de grenouille dont la viande est appréciée par les consommateurs indonésiens.

Photographié au bord d’un ruisseau dans le campus de la Bogor Agricultural University, Indonésie. Annemarie Ohler, MNHN, 2013, CC BY
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Quid de la protection des grenouilles ?

Si ce résultat n’est pas rassurant pour le consommateur, il ne l’est pas non plus pour ceux qui veulent protéger la biodiversité. Certes, Fejervarya cancrivora, l’espèce très majoritairement présente (99 %) dans les surgelés vendus en France est réputée tolérante vis-à-vis de l’homme et des modifications de l’habitat ; on la trouve dans les mares et dans les rizières et elle pond de très nombreux œufs. Elle n’est vraisemblablement pas en danger d’extinction à court terme. Tout le contraire de l’autre espèce, Limnonectes macrodon (la Rana macrodon indiquée sur les surgelés). Elle très faiblement présente (1 %), montre une préférence pour un habitat forestier, se reproduit dans les rivières et pond un nombre d’œufs bien plus limité.

Ce résultat pourrait paraître satisfaisant, car nous consommons de fait plutôt l’espèce abondante et non pas l’espèce rare. Mais on peut également faire l’hypothèse que l’absence de L. macrodon est du à son déclin provoqué par sa consommation depuis une trentaine d’années. Dans une étude datant de 2000, Michael Veith et ses collaborateurs avaient trouvé encore plus de 35 % de L. macrodon dans les sachets de cuisses de grenouilles surgelés. Veith et ses collègues disaient alors : « actuellement on ne sait rien sur l’impact de la collecte massive de grenouilles sur les populations de grenouilles indonésiennes et sur l’agriculture ». Cette citation reste d’actualité.

Une seule étude indonésienne a tenté d’évaluer la densité des populations, mais aucune étude génétique qui permettrait d’évaluer la tendance des populations avec des méthodes modernes n’a été entreprise. Notre travail confirme que des études à grande échelle sur la taxonomie, les populations, la reproduction et l’écologie des espèces touchées par le commerce seraient nécessaires. Malheureusement, les acteurs de la conservation s’intéressent toujours plus aux espèces charismatiques, comme les tigres et les pandas qu’à des espèces réputées banales comme les grenouilles que nous avons évoquées.

Record d’extinction

Les grenouilles comestibles de l’Indonésie – des centaines de millions d’individus tués tous les ans- sont un exemple classique d’espèces qui disparaissent chaque année sans que personne ne se sente bien concerné. Cela amène à parler des grenouilles en général… Pour s’en inquiéter. En effet, ce groupe d’organismes, très ancien et très diversifié, riche de plusieurs milliers d’espèces est malgré tout encore imparfaitement connu. Il détient parmi les vertébrés le triste record des risques d’extinctions à venir : la moitié de ses espèces devrait avoir disparu d’ici 2050. Trop sensibles au climat, trop liées aux fragiles milieux humides et enfin frappées de plein fouet par des maladies épidémiques à l’échelle mondiale, les grenouilles sont gravement menacées, et pas seulement par les gastronomes insouciants que nous sommes.


https://theconversation.com/en-direct-des-especes-quelles-sont-les-grenouilles-presentees-dans-lassiette-78269
Nous vous proposons cet article en partenariat avec l’émission de vulgarisation scientifique quotidienne « La Tête au carré », présentée et produite par Mathieu Vidard sur France Inter. L’une des auteures de ce texte évoquera ses recherches dans l’émission du 26 mai 2017 en compagnie d’Aline Richard, éditrice science et technologie pour The Conversation France.